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Des nouvelles d'Henry Vray
16 septembre 2014

Diogène

  • Des nouvelles d'Henry Vray
Diogène
Il est, au bord de la Grande Bleue, un être étrange, un inconnu. L'été, il fait fi de la marée humaine qui se déverse sur la plage, ourlée d'écume et d'une rangée continue de parasols. L'hiver, il est le dernier à déserter le sable, lorsque le jusant des touristes fait place à leur reflux, le laissant seul face à l'horizon dont il reste l'unique propriétaire. Il ne parle jamais à quiconque, garde l'oeil perdu dans ses rêves, à moins peut-être qu'il ne dialogue avec Phébus ou les nuages qui le cachent.

Dès le début du printemps, sur la plage ou je pêche le capricieux poisson, je le vois arriver, les cheveux en broussaille, dans son slip délavé, décati par l'usage bien qu'il ne se baigne jamais. Il est grand, fort maigre, ses côtes saillent comme celle d'Anatole, squelette    de salle de sciences naturelles, et sa face est ornée d'une moustache surmontant un toupet de barbe. Il ressemble à Don Quichotte qui aurait cessé de ferrailler contre les moulins. Il arrive, portant à son côté une besace crasseuse qui contient peut-être un casse-croûte ou un bouquin, bien que je ne le voie jamais manger ni lire. Lorsqu'il arrive, il passe près de moi sans me saluer puis, foulant le sable à grand pas de ses longues jambes maigres, l'homme finit par s'arrêter à bonne distance, toujours au même endroit, comme s'il répugnait au moindre contact avec l'espèce humaine. C'est alors qu'il déploie une petite rabane sur laquelle il s'assied dans la posture du lotus, puis s'absorbe dans la contemplation du soleil et de la mer presque déserte à cette heure. Vers Midi, il replie son modeste attirail et repasse derrière moi pour s'en aller.

Jour après jour, le manège se répète et je suis intrigué par le mystère de cet inconnu qui m'émeut par sa misère que je devine. Un jour, voulant lui être agréable, je lui proposai l'ombre de mon parasol. Mal m'en prit car la seule réponse que j'obtins, fusant de sa bouche courroucée, fut: "S'il vous plaît, ôtez-vous de mon soleil!" Je me gardai d'insister et, les jours suivants, me contentai de mesurer les progrès de son hâle. En septembre, ce fut une statue de chocolat qui ressemblait à "l'homme qui marche" de Giacometti. De Robinson, il était devenu le noir Vendredi, sur cette île imaginaire où il n'admet personne.
L'été ayant pris fin, s'enfuirent les hirondelles que sont les estivants saoûlés de soleil, de chaleur et de lumière. Sur la plage où le poisson avait grossi, je restais seul avec mon inconnu. Puis, un jour de tempête d'équinoxe où le loup "donnait" fort, je constatai son absence et il ne revint pas.

C'est dans les rues presque désertes de la station balnéaire que je le revis un jour d'hiver, emmitouflé comme un esquimau, avec aux pieds les tongs de l'été. Il avait l'air aussi absent que sur la plage, croisait les rares passants sans avoir l'air de les voir et, les yeux levés, semblait chercher le soleil de l'été derrière les gros nuages pareils à de lourdes mamelles grises. Je le suivis, toujours aussi intrigué, et entrai sur ses pas à la médiathèque municipale. Caché derrière une étagère d'ouvrages à emprunter, je me surpris à l'épier. Il choisissait un livre puis un autre cinq minutes plus tard. Ce manège se poursuivit toute l'après-midi et je me demandai s'il était venu là pour lire ou bien se chauffer, le dos à un radiateur. ll avait l'air béat sous la chaleur artificielle, un air de stoïcien qui sait se contenter de très peu.

Je ne sais toujours pas qui est cet homme, bien que j'aie vaguement entendu parler d'un rmiste paresseux qui préfère les secours de la société à un quelconque emploi. Peut-être est-ce lui? Je ne cherche pas à le savoir. Faute de connaître son nom je lui ai donné un sobriquet. En souvenir des quelques  mots échangés quand je lui offris de l'ombre, il m'arrive de murmurer: "Tiens, voilà Diogène!" lorsque je le vois arriver sur la plage ou le croise sur un trottoir, car je ne suis pas loin de le prendre pour un philosophe.
Sans doute un jour ne reverrai-je plus mon inconnu, qui se nourrit de chaleur et de soleil et apaise peut-être ses appétits terrestres en fouillant dans les poubelles lorsque ses "allocs" ont pris fin, comme le Mahatma vivait du lait de sa vache et de son fuseau de laine. Peut-être, lorsqu'il sera mort dans son tonneau de chêne, sera-t-il devenu un satellite de son cher soleil? Dans la nuit froide semée d'étoiles je pourrai imaginer, en voyant filer  un astéroïde, qu'il s'est consumé, comme Icare s'est brûlé les ailes en voulant trop s'approcher de l'astre qu'il chérissait.
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