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L'homme était aussi raide et maigre qu'une oeuvre de Giacometti.Souvent il arpentait la Prom' et parfois en descendait pour

taquiner du bout du pied;en équilibre instable,la plage de galets gris.Puis,attentif à la montée de l'aurore,il reprenait son souffle,laissait se calmer les diastoles et les systoles de sa pompe cardiaque.Lorsqu'elles s'étaient assagies il s'asseyait pour contempler,avec un ravissement toujours égal,l'incendie du Levant perçant à travers lesuu nuages.Ils'abstenait toujours d'imiter les enfants en faisant des ricochets avec ces pierres plates de granit ou de chiste le plus souvent veinés de marbre,car il jugeait ce petit jeu stupide maisprenait place entre deux tumuli de gravillons et cueillait au creux de sa main une poignée de sable en se disant que c'était là le produit des baisers brutaux de la mer dans une Baie aux Anges furieux;que cette plage ressemblait au cimetière juif où,par un hiver glacial d'Alsace,ilavait remarqué un jour que les visiteurs déposaient une pierre sur la tombe de leurs défunts,en place de fleurs périssables,comme si le petit bloc rocheux attestait pour toujours l'immortalité de leurs âmes.Il en doutait pourtant,en se disant que dans quelques millénaires il ne resterait que du sable de ces galets polis.

Avant de se relever pesamment il laissait filer entre ses paumes refermées une poignée de ce sable.Il avait jadis entendu un archéologue cairote affirmer que c'est en faisant ce geste que les vieux égyptiens avaient imaginé la maquette de la première Pyramide,mais pour lui ce n'était que la fuite infinie du Temps,le sablier qui se vide,les hivers qui allongent et les étés qui se réduisent dansun cycle sans fin,sans jamais pouvoir prétendre à l'immortalité ou a une renaissance.Ces pensées le rendaient morose.

Bientôt,se disait-il,il serait le dernier grain de sable,l'ultime perle de cire de la chandelle quasi-consumée,la modeste fumée dont parle Valéry,montant dans le ciel du Midi;que c'est nous qui passons en parcourant un Temps immobile.Puis,fuyant ses divagations,notre homme abandonnait la Prom' pour aller se recoucher en espérant retrouver un sommeil profond,sinon peuplé de rêves roses.

Une nuit il fut la proie d'images hypnagogiques qui n'avaient rien d'un songe car elles le cueillirent à la lisière de son premier somme.Sur un écran dont il ne pouvait détacher son regard il voyait avancer une marée inconnue dans la Mare Nostrum.Elle charriait depuis le nord de l'Afrique une frange d'écume,des bulles irisées d'images floues comme celles que font les enfants avec du savon et une tige de paille.Puis ces représentations incertaines gagnaient en précision.Il voyait à présent une trés longue plage de sable d'or,pure de touristes agglutinés dans des lieux réservés à la "baignade renforcée",de jet-skis pétaradant dans des gerbes d'eau martyrisée.Pas une voile à l'horizon.Le sable s'y amoncelait parfois en dunes modestes où poussaient d'épineuses acanthes,il était parfois tacheté de déjections de navires qui n'étaient jamais ramassées,pas plus que les lanières de posidonies.Vertes,vivantes,elles dégageaient

dans le vent frais un délicat parfum d'iode et de .saumure.Mortes,une délicieuse fragrance de pourriture.C'était des montagnes brunes,des sortes de,minuscules Cordillères,des Himalayas austères,à pic et trés inhospitaliers quel'enfant qu'il était alors escaladait à grand effort en y enfonçant jusqu'au nombril;avant que,roulées par les vagues et les vents,elles n'achèvent leur existence en se désagrégeant pour former des boulettes qui avaient la forme et la couleur d'étrons de la Méditerranée.L'enfant allait aussi à la cueillette d'os de seiches blancs dont il faisait des navires sans quille,de grappes de leurs oeufs noirs ,pointus comme mamelons d'épouse qui n'est pas veuve et découvrait des enfants de céphalopodes gesticulant déjà.Il se noyait dans le ressac deces flashes à demi conscients avant de sombrer dans l'épaisse nuit du sommeil.

Le scénario,jour aprés jour,se reproduisait à l'identique,sans explication plausible.Jusqu'à la lumière aveuglante d'une sorte de révélation;ce qu'il voyait n'était autre que des images de sa Tunisie natale au temps du Protectorat,avant que les caprices de l'Histoire ne l'en arrachent à jamais.Rien n'y manquait,de sa jeunesse plus ou moins heureuse dans un village qui n'était peuplé que d'européens,où la basilique Sainte Thérèse de l'enfant Jésus dominait,comme un berger son troupeau,son peuple de villas aussi immaculées qu'elle.Celle de ses parents ,sur la place de l'église,faisait face à la petite poste.Elle était située au coeur du village d'où rayonnaient les rues où donnaient beaucoup de terrains vagues.Certaines menaient à deux ronds-points successifs,fleuris sous de grands Phénix,qui résonnaient le soir des parlotes infinies des jeunes désoeuvrés aprés le collège ou le lycée.D'autres à la plage,siège des amours débutantes de l'été.Les plus fréquentées étaient celles qui menaient aux terrains de sport,le dimanche,pour encourager l'équipe de foot et celle de basket qui avait acquis une notoriété certaine pour avoir par deux fois remporté le Critérium,championnat de Tunisie.Il ne pratiquait,quant à lui,que le tennis dans des tournois où il ne dépassait jamais le premier tour.Il est vrai qu'il tenait tant à préserver son statut de bon élève puis de crack de l'Université que jamais il ne l'aurait sarifié à l'entraînement.C'est ainsi que s'était déroulé son parcours d'enfant,d'élève et de candidat à une licence de droit,avant qu'une ambition surréaliste et prétentieuse de devenir ambassadeur de France nel'entraîne à Paris pour y faire Sciences Po puis l'E.N.A..Ce fut une expérience amère où il connut la solitude la plus cruelle.Il en était revenu aprés un seul trimestre,efflanqué comme un chat égaré,dépressif.Tout s'était achevé par une belle engueulade de sa mère.

C'est dans un brouillard épais qu'il avait achevé son droit,puis était devenu juge de paix,un titre à mille lieux de ses prétentions juvéniles,dans une petite ville du bled où il pouvait contempler la Table de Jugurtha en. lieu et place du Bou Kornine de son village natal qu'il ne revoyait presque plus.Puis ce fut le service militaire au cours duquel il se maria.Ainsi avait pris fin sa jeunesse,de l'enfance à l'âge adulte.Elle était enfuie lorsqu'il futnommé dans une petite ville d'Alsace,patoisante et glaciale dont il tenta d'apprendre le dialecte sans plus de succés que jadis l'arabe dialectal.

Il se le racontait avec complaisance,dans son demi-sommeil,ce petit frère qu'il n'avait pas eu,ce cousin de Blanche-Neige qui s'éveillait sous ses paupières mi-closes.Mais il lui semblait irréel,noyé qu"il était dans les volutes de vapeur blanche du petit tortillard de banlieue qu'il empruntait pour se rendre à Tunis,capitale grouillante et sale aux multiples visages où il ne s'était jamais senti à l'aise,si lointaine de son village natal où nul n'était un inconnu.Il était comme un presbyte incapable de voir de prés,jusqu'à ce que se produise une sorte d'arrêt sur image.C'est alors qu'il revoyait avec précision sa jeunesse,comme Surcouf découvrait au large de Zanzibar ou de l'Ile de France un gros trois-mâts de Sa Grâcieuse Majesté à l'aide de sa lunette,lorsqu'il fuyait,les cales pleines des délices de l'Orient,toutes voiles carrées gonflées à craquer,hissées à la hâte sans pouvoir éviter l'abordage par des voyous ramassés dans les pubs de' Londres ou les pontons des bords de Tamise.Mais au réveil de sa nuit syncopée il se retrouvait englué d'amertume,de nostalgie,cette souffrance née du désir insatisfait du retour.

Puis la retraite vint,tant désirée,bientôt haïe.Les années se succédaient dans un parcours d'obstacles dont les haies auraient été retirées pour faire courir des vieillards cacochymes,comme le tracé rectiligne d'un graphique signale la mort clinique.Il habitait à présent Nice pour être agréable à sa femme,alors qu'il appréciait trés peu sa turbulence,ses touristes internationaux et lescharmes surfaits,de pacotille ,de son carnaval de carton-pâte et de son marché aux fleurs.Pour tromper son ennui,il se mit,contrairementà ses habitudes,à s'accouder au zinc des bars et à arpenter l'Avenue Jouan Médecin en butant sur les rails du tramway qui un jour manqua le culbuter.Il croyait le faire pour se distraire,mais c'était pour reconnaître d'anciens compatriotes dans des gens méconnaissables,au visage flétri,au ventre de mongolfière,aux seins en blague à tabac pour les femmes qui en vain avaient eu recours au Biotox.Mais il ne reconnaissait personne.Lorsqu'il téléphonait à des abonnés dont le nom lui rappelait quelque chose,c'était le même désert.Onl'envoyait aux prunes ou,lorsqu'il laissait un message sur le répondeur,son combiné restait aussi muet que l'écran de son P.C. branché sur Google ouFacebook.

D'ailleurs qu'aurait-il pu leur dire à ces pieds-noirs au grandgousier qui n'avaient sans doute rien appris ni oublié,en dépit de leur chaleur et de leur coeur généreux qui pourtant brûlerait jusqu'à leur mort de la rancoeur de l'exil et du regret d'avoir dû laisser "là-bas" les tombes de leurs parents.Pourtant un demi siècle avait vécu depuis qu'ils s'étaient embarqués munis pour tout viatique de leurs valises et de leur accent de plomb.Au sud de la Grande bleue il s'était senti étranger parmi eux et à présent il ne les voyait pas sous un jour différent.Finalement il se sentait plus proche du vieil arabe,sans doute pensionnaire de la Sonacotra,qui vivait sa retraite vissé à un banc public,discutant dans une langue qu'il n'avait jamais comprise avec des compatriotes venus comme lui du bled,avec dans son pauvre regard usé le souvenir d'enfants jouant au foot,entre les dattiers,devant l'entrée du gourbi familial.Lorsqu'il s'arrêtait pour boire quelque chose à une terrasse de café,prétexte pour soulager un urgent besoin de prostatiqe,il se demandait ce qui pouvait subsister du cadre de sa jeunesse,des gens qu'ilavait jadis cotoyés,aujourd'hui dispersés dans tous les recoins de l'Héxagone.Puis,immuablement,poussé par une main secrète,il revenait à la Prom'qui chaque jour tenait sa promesse de soleil aprés qu'elle ait dégraphé son collier de lampadaires qui faisait penser à la parure d'une courtisane grecque la nuit tombée.

.C'est alors qu'il se disait que la grosse bille rouge émergeant d'une barre de nuées,toison d'un mouton noir,incendiait aussi son Liré fantasmagorique.Etait-ce le signe précurseur d'un Alzheimer qui préserve les souvenirs anciens ou la manifestation d'une immaturité tenace?Il avait le sentiment d'être d'un lieu impossible à oublier,d'être "d'enfance",ce pays où l'on revient toujours faute de l'avoir vraiment oublié.

Un jour il fut pris du désir de confronter sa mémoire et la réalité.Muni d'un billet pour l'aéroport de Tunis-Cartage il s'envola pour le pays de son enfance en prenant prétexte d'un voyage archéologique.Il ne fut pas déçu par les ruines.La vieille Ifriqya était là,nettoyée de la poussière des siècles,montrant au voyageur des trésors de civilisations mortes,patinés par le temps,la chaleur et la pluie.Les deux Carthages,Rome,v.andales,byzantins et arabes offraient leur or vieilli à ses yeux éblouis..Au détour du discours d'un guide en babouches il apprit qu'El Jem avec son fameux Colisée,rival de celui de Flavien,s'appelait autrefois Thysdrus;que le rude Sahel,autrefois grenier de Rome,n'était pas consacré à la seule culture de l'olivier.Il sefit photographier devant le Capitole de Thugga,aujourd'hui Dougga,d'où on dominait la pleine céréalière d'El Kef,la petite ville somnolente où il avait endossé sa première toge de magistrat,aujourd'hui siège de cour d'appel.De sa visite de Kairouan il tira l'enseignement qu'en alignant les points de laine comme fines tesselles les femmes d'aujourd'hui ne font que reproduire les motifs des splendides mosaïques qu'on peut admirer au musée du Bardo.

Il s'était juré de s'abstenir de tout pélerinage aux sources,surtout de ne pas chercher à revoir son petit village.Mais à un carrefour le sentiment magnétique l'emporta sur la raison raisonnante.La petite cité-dortoir de mille âmes était là,muée en une ville industrielle et commerciale dont les habitants se comptaient par dizaines de milliers.La modernité avait tout submergé,la messe,la fête patronale,le petit train à vapeur qui animait le village à l'arrivée comme au départ;jusqu'à la basilique dont le clocher avait disparu,emporté par le vent de l'Histoire qui avait converti la nef en siège du Néo-Destour.Des taxis maraudaient ou stationnaient au long des trottoirs qui avaient recouvert les fossés où il pêchait des têtards,ou circulaient à vive allure sur un enrobé où jadis peinaient des mules efflanquées attelées à de bruyantes arabas aux roues cerclées de fer.La plage avait disparu,emportée par des courants mystérieux,pour faire place à des blocs de roche salis des détritus ramenés par la vague.Le Casino et la Gaieté parisienne(hommage à Offenbach ?) avaient été des lieux de plaisir.Il n'en restait,commeaprés un bombardement,que des parpaings et une piste de danse en ciment,émergeant du sable de la plage,le surplus ayant sans doute fait l'objet d'un réemploi.Au loin un muezzin chantait avec talent son appel modulé à la prière du soir sous un ciel de pluie anthracite.

Soudain la villa de ses parents apparut au détour d'une rue,avec son jardin aux arbres effeuillés dans un jardin en friche.Elle avait été blanche avec des volets verts.Il la retrouvait couverte d'une malsaine croûte de crépi ocre assombri par la pluie.La peinture des volets,devenus bleus,était trés écaillée.Il s'étonnait de ne ressentir aucune émotion lorsque,derrière les barreaux d'une fenêtre aux vitres closes,il remarqua un bambin qui ,en lui faisant des signes,dessinait de son index des lettres arabes dans la buée de son haleine.C'était notre retraité,soixante quinze ans plus tôt,lorsque sa mère le hisssait là pour avoir la paix pendant qu'elle faisait la cuisine ou engueulait sa paresseuse de bonne.Tout lui revenait en mémoire,de son père,de sa mère,de ses collatéraux et il lui semblait même qu'il se mettaità aimer ses grands parents décédés avant sa naissance.Il prenait conscience d'être la dernière petite branche d'un chaîne perclus d'ans;l'ultime tubercule d'une trés vieille plante à rhizomes.

Cest alors qu'uneboule incandescente vint enflammer sa gorge avec le regret de n'avoir pas su aimer ses parents et son village.Il s'appelait Saint-Germain,puis avait été rebaptisé en Ez-Zahra,ce qui se traduitpar "la fleur".Ca aurait pu être pire comme emblème de sa nostalgie,du grec "nostos"(retour

De ce bref séjour il était revenu soulagé,comme si d'avoir refait un voyage oublié l'avait purgé de sa souffrance.Désormais,lorsqu'il s'assied sur les galets de la plage de Nice,iln'entend plus l'obsédant crissement métallique'de la vague qui part à l'assaut du sable.Jusque-là c'était une sorte de gémissement qu'il percevait,attentif à son sommet puis à son étalement avant que la plage ne l'avale.Désormais ce n'est plus que le doux appeld'un chat familier qui se confond avec ses acouphènes.Il n'entend plus "Nos-tos",cet air à deux notes sur lequel danse la Méditerranée lorsqu'elle enfle puis s'écroule.La nostalgie avait disparu,comme si rien n'était advenu entre sa naissance et son rapatriement en Métropole.Désormais,lorsqu'il descend sur la plage de la Prom',c'est aprés avoir attendu que la barre de nuages soit asséchée par un soleil puissant inondant de sa gloire toute laBaie des Anges;que la mer entière reflète l'immense lingot d'or en fusion ,en route pour le zénith.

Plus jamais il ne vit défiler avant de s'endormir le film de sa jeunesse morte.

octobre 2OI2

NOSTOS

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