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Des nouvelles d'Henry Vray
16 septembre 2014

Le barrage (cinquante ans plus tard)

 Pas plus qu'il ne survit dans la mémoire de ceux qui, encore au berceau, n'ont pu le connaître que par ouï-dire, je n'ai le souvenir de ce barrage fameux, avant qu'il n'ait endeuillé une ville entière, voilà prés d'un demi-siècle. Je me trouvais alors outre-mer, je ne lisais aucun journal de France et c'est par les ondes courtes, peut être Radio Monte-Carlo, q...ue j'ai appris la nouvelle, suivie d'une lettre rassurante de la tante de ma femme, chanceuse au point d'avoir emménagé peu auparavant dans une villa lointaine de la rivière retenue par ce barrage pour former un joli lac. Peut-être son époux, un corse sombre plutôt superstitieux, avait-il été alerté par quelque pressentiment ou un rêve prémonitoire, de ceux qui vous font sursauter la nuit debout dans votre lit ou vous éveillent au petit matin, hérissé, ébouriffé, couvert d'une sueur froide et malsaine.


   Lorsque, pendant nos vacances métropolitaines, nous fîmes escale chez la tante, elle nous raconta par le menu ce qui s'était passé, sans oublier aucun des détails qu'elle tenait de son amie la grosse Madame B. qui était aux fauteuils d'orchestre lorsque survint la catastrophe et en était sortie indemne - si l'on peut  ainsi dire de quelqu'un qui a tout perdu sauf sa vie et celle de sa famille.
Cette nuit de décembre était bien avancée. La pluie, incessante depuis bien des jours comme savent l'être, à l'image des tempêtes tropicales, celles qu'entraînent les dépressions de Méditerranée, marquait enfin un répit. Couchés, les enfants  dormaient et, devant la télé qui passait un film en noir et blanc, les parents faisaient presque de même lorsque retentit un énorme vacarme qui faisait penser à celle qu'engendre la vague d'un tsunami ou une éruption volcanique. Les murs vacillaient comme sous l'effet d'un tremblement de terre. Soudain, sans qu'on puisse échanger un regard, il n'y eut plus télévision ni lumière. Comme un linceul, une chape d'obscurité recouvrait toute chose, même les lampadaires de la rue et les maisons voisines. Monsieur B., un grand et gros maçon d'origine  piémontaise, tenta de rassurer sa femme. "C'est rien, lui dit-il, c'est l'orage. La foudre a dû tomber sur le transformateur. Je vais voir". Pour bien s'en convaincre, il sortit mais revint aussitôt, de l'eau jusqu'au genou, en criant de sa voix d'opéra : "C'est le barrage!". Il avait en effet goûté au creux de sa main un liquide sale qui s'écoulait de l'amont vers la mer. Il avait compris qu'il ne s'agissait pas d'un raz-de-marée, comme il l'avait d'abord cru. En criant "En haut! En haut! En haut!", les bras en l'air et son gros ventre en avant, il poussa son épouse dans l'escalier qui menait aux chambres en tenant à la main une lourde masse trouvée dans son atelier. Il s'en servit pour crever le  faux plafond, casser tuiles et entretoises et finit par obtenir un trou d'homme par lequels tous passèrent, lui le dernier.

 La nuit s'acheva sur la toiture, sous un ciel purgé de ses nuages et seulement  peuplé d'étoiles dont la modeste clarté d'une nuit d'hiver révélait un spectacle effrayant. Muette et effrayée, toute la famille voyait déferler un flot énorme, une gigantesque vague d'apocalypse, d'une trentaine de mètres, plus haute, je vous le jure sans l'ombre de la moindre exagération provençale, que celles qui sévissent parfois au Pays du Soleil Levant. Des gens passaient, prisonniers du courant, appelaient à l'aide en se débattant dans le chuintement terrifiant d'une eau qui les  emportait comme fétus de paille, avec des blocs de roches et d'énormes quartiers de béton armé.. Puis on ne voyait ni n'entendait plus rien, jusqu'au groupe suivant de naufragés promis à la noyade, hurlant, suppliant qu'on les sauve. Ils semblaient être vomis par un géant, avant de disparaître dans le fleuve de suie qui  courait. Aucun sauvetage n'était possible de la part de ceux qui, échappés des griffes du monstre, avaient grimpé sur la berge et, cessant de se boucher les oreilles, n'entendaient plus alors que le bruit sourd du choc des madriers contre des troncs d'arbres ou des pans de murs entiers. On avait bien compris que le barrage avait "cassé" et on était bien heureux d'être tous encore en vie.
Descendus du toit par une échelle restée accrochée à une gouttière, les époux B. purent trés vite constater que le petit jour tenait les promesses de la nuit. De leur quartier d'ouvriers très simple mais assez joli seules étaient encore debout leur maison et une grande bâtisse en pierres de taille surnommée la "maison brûlée" parce qu'au siècle dernier elle avait vaillamment défié un gigantesque incendie de forêt. Un rapide inventaire leur révéla l'étendue du malheur qui les  frappait. Le flux avait tout dévasté, fait exploser les portes et les fenêtres closes, soulevé le parquet, entassé cul par dessus tête les meubles disjoints, la télé, tout l'électroménager, même la vaisselle qu'ils retrouvèrent dans  la salle de bains. Plus rien d'utilisable dans cet innommable capharnaüm. Fido, le bâtard adoré des enfants, avait disparu de sa niche. Le jardin ne se portait pas mieux, avec ses arbres déracinés et ses légumes noyés dans la gadoue. A l'extérieur, c'était encore pire. A perte de vue,dans la plaine où se dressaient coquettement des petites maisons acquises sou par sou, ce n'était qu'une immense chappe de boue où l'on peinait à reconnaître carcasses de voitures, fers à béton et parpaings, le tout entassé, écrasé, concassé avec des restes de mobilier. On eût dit des oeuvres de César.

 Mais il y avait plus grave. Des cris de douleur perçaient les lueurs de l'aube, comme au lendemain d'un jour de bataille s'élèvent le cris de blessés qu'on avait cru morts. Les pompiers étaient déjà là et les marsouins arrivaient, tous armés de pics et de pelles pour dégager les rues en attendant l'arrivée des premiers secours. Avec l'aide des survivants ils dégageaient de leur gangue des  enfants, des femmes et des hommes surpris dans leur sommeil, aux membres déjà raidis. On faisait un tri sommaire des morts et des blessés, les uns dirigés vers une  chapelle ardente, les autres vers l'hôpital où des bouteilles d'eau minérale servaient à nettoyer leurs plaies car le réseau d'eau potable était détruit. Partout des cris, des pleurs, des bras qui se tordaient. Certains étaient agenouillés prés d'un cadavre, d'autres, en en retournant certains, cherchaient à reconnaître un parent ou un copain de pétanque ou de pastis.
Comme les autres rescapés les époux B. cherchèrent à se rendre utile, mais dans la chapelle ardente où en attendant d'être identifiés sous le contrôle d'un médecin légiste, des corps étaient entreposés vaille que vaille, ils ne reconnurent personne, comme soulagés, comme ils l'avaient été lorsqu'ils n'avaient pu mettre un nom, au  bord du  fleuve noir, sur des faces tordues par l'agonie dans un affreux rictus, après avoir sorti de leur tombeau liquide des malheureux dont les membres en émergeaient, raides comme de petits arbres que la tempête n'avait pu abattre.
Cela dura des semaines, après lesquelles fut fait un décompte macabre plus de deux cent cinquante morts, pas loin de mille blessés graves, sans compter les disparus. Seul avait résisté au cataclysme, avec la Maison brûlée et le logis des B. l'amphithéâtre romain qui semblait être parti pour une nouvelle éternité, avec ses moëllons abondamment rincés, liés par un béton dont le secret n'a jamais été percé.

 Puis, poursuivait la tante relayant Madame B., la vie avait repris son cours. La vie avait repris son cours, la catastrophe avait ému bien des gens, surtout ceux qui, en France comme ailleurs en Europe, de Clermont-Ferrand jusqu'en Norvège, avaient passé des vacances heureuses au soleil glorieux de Méditerranée et, lorsqu'il faisait rarement moins beau, s'en allaient en famille visiter le barrage en voûte, gloire de la région, dont le lac de retenue couleur azur donnait naissance - "non Mossieu, je n'ezagère pas!"- donnait naissance à des cataractes auprés desquelles les chutes du Niagara et du Zambèze n'étaient rien du tout. Les dons en espèces affluaient, comme les offres de voyages et même d'adoptions d'orphelins, dont pourtant aucune ne fut acceptée car la solidarité nationale produisait ses effets et on a sa fierté en Provence. Après la catastrophe née de la destruction de l'ouvrage, la rivière dont il était né se transforma en Pactole roulant ses pépites d'or. Les époux B. n'eurent rien à regretter puisqu'après une enquête sommaire où leurs déclarations de pertes furent, sans la moindre preuve, tenues pour argent comptant, ils devinrent propriétaires d'une trés belle villa neuve, luxueusement meublée, pourvue de tout le confort moderne. Comme il se doit, cela fit des envieux chez ceux qui avaient échappé à la catastrophe et la tante en était à se demander pourquoi elle n'avait pas eu la "chance" des époux B.

 Que reste-t-il aujourd'hui du beau barrage, cette cathédrale de béton immense qu'en  famille on allait visiter comme les japonais vont découvrir la Tour Eiffel?D'énormes blocs de béton et de ferrailles entremêlés dans la garrigue et un trés modeste ru qui rejoint la Méditerranée, canalisé entre deux parois où, parmi les  hautes herbes, on peut voir de patients pêcheurs à la ligne qui ne prennent pas grand-chose. Il s'estompe, le souvenir du lac d'où l'on sortait des prises magnifiques qu'on pesait et mesurait en rentrant à la maison. Du géant il ne reste que des ruines que le touriste fuyant le bord de mer escalade pour cueillir des fleurs, ignorant du désastre. Pourtant il subsiste encore dans quelques mémoires d'autochtones. Certes peu savent encore que l'architecte en chef concepteur de l'ouvrage n'a pas été jugé car il a mis fin à ses jours au cours de l'instruction préparatoire;quelesubstitut chargé du dossier en a fait une dépression nerveuse. Mais personne, comme si on en faisait une affaire personnelle, n'est prêt à admettre que le barrage était défectueux. J'en ai même entendu qui disaient: "c'est pas le barrage qui a  cassé, c'est la montagne qui a lâché. Té, elle était tant mouillée qu'elle a glissé comme une savonnette!". En oubliant qu'une simple étude des sols aurait évité le  malheur, devenu  légendaire, qui  avait vu le géant débonnaire se réveiller de sa fausse torpeur et devenir fou furieux en inondant des  espaces habités d'un limon aussi fertile que celui de l'Egypte, ce fameux don du Nil. Ils sont aujourd'hui peuplés, à la saison, là où les enfants jouaient devant des maisons, du rose des pêchers en fleur. Après s'être vengée de l'ambitieuse folie des hommes, la nature a repris ses droits.Telle est la sinistre, la triste, l'épouvantable histoire de la rupture du barrage de Malpasset .

 
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