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Des nouvelles d'Henry Vray
14 avril 2013

Mon père,les marbrés et les trois turcs

C"est à Bizerte que mon père,fervent amoureux de la pêche à la ligne,passait ses nuits du samedi au dimanche,quel que soit le temps.Instable  était son équilibre sur les rochers d'un brise-lames où l'avait débarqué un passeur arabe à la moustache de Saladin.Dés son retour il faisait un repas rapide suivi d'une sieste bienvenue que désapprouvait fortement ma mère,horripilée par les ronflements puissants que n'atténuait en rien la porte close de la chambre à coucher conjugale.Elle se plaignait d'être devenue veuve,du vivant de mon père qui la laissait seule jour et nuit,et j'abondais dans son sens car le petit garçon que j'étais savait qu'il serait privé de son père deux heures durant.Il me faudrait attendre tout ce temps,une éternité,avant qu'il ne se réveille et que je puisse enfin le suivre à la plage comme un petit chien fidèle et tenter,s'il était revenu plus ou moins bredouille de son escapade nocturne,remplir avec lui,à son image,le panier resté à peu prés vide à cause des souhaits de "bonne pêche!" de ceux qui'il avait croisés dans la rue,porteur de son attirail,car cette innocente amabilité porte malheur au pêcheur,comme chacun sait.

Je tenais toute prête  ma"ligne de fond" dont j'appris bien plus tard qu'en Provence on l'appelle palangrote et j'attendais,les nerfs à vif,que s'achève cette sieste stupide qui vraiment ne  rimait à rien,hachée par des râclements de gorge pareils à ceux d'un asphyxié,et qui s'achevait toujours par une énorme quinte de toux qui me faisait peur.Au réveil,mon père apparaissait dans l'encadrement de la porte,encore bouffi par le sommeil,dans le marcel et le caleçon qui en été remplaçait la chemise de nuit hivernale.Sa toux,disait-il,était la séquelle d'une "bronchite suspecte du sommet gauche" décelée par le major préposé à la visite médicale  de démobilisation.Cette bronchite,contractée lors du débarquement des Dardanelles,il en parlait si souvent qu'à la maison elle était devenue aussi célèbre que la Marne,Verdun,Foch,Pétain ou Clémenceau,mais ma mère,de l'air entendu de celle à qui on ne la fait pas,ne se gênait pas pour affirmer qu'il fallait l'attribuer aux  nocturnes équipées bizertines où mon père,trempé jusqu'aux os par la douche des vagues et des embruns glacés,avait attrapé la "crève".

Mon père laissait traîner les choses.Peu soucieux de savoir si sa scoumoune avait pris fin,il commençait par m'envoyer à la plage,en patrouille solitaire,pour décrypter le temps qu'il  y faisait."Va voir comment qu'elle est,la mer!".Pourtant il  savait bien,l'égoïste,presque le traître,que le "petit"(c'est ainsi qu'il m'a nommé,même devantles étrangers jusqu'aux premiers poils de barbe de ma quinzième anné)attendait avec une ferveur mâtinée d'angoisse le moment béni de l'accompagner et je courais à la plage de toute la vitesse de mes courtes jambes.

Parfois la Méditerranée faisait son cinéma d'enfant terrible,de mioche turbulent.L'affreuse tempête dressait ses crinières et noyait le sable fin qui ressemblait alors à une lagune.Les embruns rendaient invisibles les croupes bleues du Cap bon et de la colline de Byrsa.Je savais alors que c'en était fini de mes espoirs de pêche à la ligne et qu'il faurait attendre encore,peut-être jusqu'à dimanche prochain.En revenant d'un pas aussi lent que  mon coeur était lourd,j'avais envie de mentir en détestant ce père que j'aimais tant,mais je m'en abstenais car ma mère m'avait  inculqué la notion de péché.Puis ,baissant le nez,je faisais à mon père un rapport détaillé,aussi lugubre qu'un faire-part de deuil,mais iln'en avait cure et préparaît déjà l'anisette en attendant des invités,alors que je reprenais les fastidieuses occupations que me confiait ma mère,telles quele tri des lentilles charançonnées et le nourrissage des poules et des lapins.

Mais quelle était ma joie de trouver la mer complice de ma passion,sous un ciel cahotique, célébrant la fin d'un bel orage,retroussant sa toison grise depuis le large dans un frisson de tôle ondulée,sous un joli vent qui,loin d'embrouiller le fil de ma ligne  répandu surle sable,allait pousser le poisson  vers la grève.Je   revenais radieux,sifflotant la Paloma et d'autres rengaines sud américaines,sûr de ne pas avoir a exagérer un rapport favorable.Avant de repartir je débarrassais mes pieds du sable en les trempant dans la vaguelette qui achevait sa course,dorée,mousseuse comme un champagne de fête.Car les heures qui allaient suivre seraient enchanteresses,inoubliables,comme le sont toujours les joies fugitives,périssables,des enfants.

Tout commençait par l'amorçage des pièges barbelés, si traitres que parfois ils se plantaient dans mes doigts,à l'aide des appâts qui avaient survécu à la pêche de  nuit.C'était des "trémolines",des vers de vase au nom musical qui se trémoussaient dans leur berceau d'algue fraîche comme de petites cordes pincées par un joueur de mandoline.Puis je faisais tournoyer la monture au-dessus de ma tête et,dés qu'étaitsuffisante sa vitesse,je la lâchais pour la projeter "au large"(à dix mètres),à la manière d'un frondeur baléare de l'armée espagnole d'Hannibal,une jambe en l'air.Alors commençait l'attente,les nerfs en pelote et,sous ma chemisette,dans ma poitrine et jusque dans mes tympans,le tic-tac assourdissant de mon coeur  affolé

Il ne fallait pas se fier aux petits "tic-tic" qui n'étaient pas des touches,mais un simple prélude qui traduisait la tentative maligne du marbré pour s'emparer sans dommage de l'appât en tirant le bout de sa queue.Sa capture n'était certaine que lorsque,fou de désir,il finissait par l'"engamer",comme on le dit en Bretagne,c'est-à-dire par l'avaler.Au bout du fil tendu,on sentait alors des saccades persistantes,un pizzicato frénétique qui traduisait son combat contre la mort.

J'avais trouvé dans une vénérable encyclopédie la pédante appellation scientifique du "marbré"Ce nom de "pagel mormyre"était trés flatteur pour un poisson si commun sur les côtes méditerranéennes et pour le valoriser un peu plus j'avais remarqué que certains poissonniers n'hésitaient pas à le mettre en vente comme "dorade marbré",une vétitable insulte à la vraie dorade,celle dite "à sourcil d'or",aux éminentes qualités gustatives.Pas davantage ce pagel mormyre ne pouvait-il rivaliser avec le vétitable pageot,le pageot rose. au goût délicieux.

J'avais cru le marbré trés intelligent car on ne pouvait l'attraper,commele faisait mon père,qu'en donnant à la ligne de fond de courtes impulsions propres à exciter sa convoitise.Jusqu'àce qu'un jour je le découvre stupide ou trop curieux puisqu'il suffisait de bastonner la mer avec une canne pour le voir accourir au sacrifice en banc aussi serré qu'une pelote de sardines..Dés lors je trouvais bien plus intéressante la capture de la méfiante dorade,abondante par mer limpide et calme,comme celle du loup,roi des poissons nobles,à la gueule de Gargantua.Parfois,comme en rêve,je m'imaginais dans la soupe originelle au milieu de tous ces poissons,comme s'ils étaient mes cousins¨Pourtant je n'avais jamais entendu parler de Darwin ni de Lamarck.Tout cela ne m'empêchait pas,en vrai cannibale,de me régaler de la chair des membres de ma famille ni de traiter de "salaud" le marbré qui,à force de gigoter sur le sable,finissait par se décrocher avant de sortir complètement de l'eau.Eperdu,il irait sûrement prévenir ses congénères de la présence du cruel prédateur de la mer et du danger mortel qui les guettait.C'est pourquoi,en tremblant,je ramenais lentement mon fil pour ne pas perdre la prise dont j'avais deviné la tailleà la violence de ses coups  de queue.J'avais garni les trois hameçons et parfois ils avaient tous rempli leur sinistre office.Je voyais alors arriver sur le sable,en procession,trois éclairs d'argent vif dont la peau striée de gris rappelait celle du zèbre.J'avais oublié notre trés lointaine parenté lorsque je les voyais se débattre,de moins en moins fort à mesure que passait le temps,au fond du panier où se déroulait leur apnée fatale sans jamais fermer l'oeil,dans des goulées mortelles.Tout ça était trés loin de l'appétissante friture que j'imaginais déjà,aprés que ma mère ait dû en ronchonnant  écailler les poissons et les vider toute seule car mon père se se livrait jamais à ces basses besognes.

Parfois j'étais plus chanceux que lui et je l'entendais marmonner en crachant sa clope humide.Il disait "aux innocents les mains pleines" et j'étais partagé entre fierté et vexation devant son sourire faussement complice de concurrent malheureux.Souvent,hélas,la Méditerranée était aussi déserte que la Mer morte,le golfe de Carthage était devenu un grand chaudron d'or fondu par un soleil brutal.Père et fils s'ennuyaient fort en l'absence du Saint-Esprit qui couronne le pêcheur heureux dont Saint-Pierre est le patron.Le poisson avait sûrement rejoint la fraîcheur des abysses.Bientôt sonnerait l'heure du retour.C'est alors que  pour fuir la morosité ambiante,mon père,une énième fois ,se mettait à raconter le terrible débarquement des Dardanelles qu'il avait vécu.

Tout avait commencé par un voyage d'un moi s sur un transport de troupes,en direction de la presqu'île de Gallipoli,avec escale à Salonique et Alexandrie.La ,dans les bordels,le sergent de zouaves de vingt ans avait pu constater "de visu" que "les femmes l'ont toujours  de haut en bas,jamais en travers",ce qui initiait mon éducation sexuelle.Pendant la traversée,il avait fait preuve d'une incroyable résistance au tangage et au roulis en vidant les gamelles de haricots rouges des copains saisis par le mal de mer.C'était la juste compensation de l'impossibilté de pêcher du haut dubastingage.Il contestait l'échec du débarquement mais finissait par l'admettre en l'imputant à l'impéritie du commandement.D'ailleurs,n'aurait-on pas dû en écarter un certain colonel Lallemand,dont le seul nom était de nature à démoraliser la troupe?Les poilus,quant à eux,avaient été intrépides.De nuit,au sifflet,.comme un seul homme,ils avaient débarqué des chalands pour envahir les plages sans aucun soutien d'artillerie.Certains n'avaient pas pu quitter leur chaland,touché par l'une de ces "marmites" ,de gros obus tiréspar les turcs depuis Koum Kaleh qui en avaient fait une sorte d'engin  pyrotechnique semblable à ceux que je voyais,soleils de la nuit,illuminer la plage pour la fête patronale et le quatorze juillet.Tout ça m'intéressait beaucoup,bien qu'en fait de marmites,étudiant alors le Moyen-Age bardé de chateaux forts,je ne puisse y voir que des soupières pleines de plomb fondu ou d'huile bouillante.

Puis,joignant le geste à la parole,on père mimait les combats qu'il fallait livrer au corps à corps,baïonnette au canon,en escaladant les dunes balayées par la mitraille.Parfois il fallait pour s'abriter creuser à la pelle des trous dans le moindre monticule.Souvent,ce qu'on avait pris pour une taupinière était un cadavre mal enterré qui libérait une puanteur atroce,avec une gerbe de gaz et de sanie.Il insistait surtout sur un trés beau fait d'armes.Dans le feu du combat,il avait été séparé de ceux de sa section lorsqu'il fut cerné par trois turcs grimaçants.Son chargeur était vide et c'en était fait de lui s'il n'avait été saisi d'une inspiration aussi subite qu'héroïque.Dernier Horace face à trois Curiaces,il saisit son Lebel par le bout du canon et,se servant de la crosse comme d'une masse d'armes un chevalier du Temple au siège de Jérusalem .Il l'asséna tour à tour  sur le crâne des trois infâmes disciples de Mahomet alliés des boches.La massue improvisée,comme les galets qu'il s'amusait parfos à faire ricocher quand ça ne touchait pas,s'écrasa sur chacune des têtes par l'effet d'un moulinet dont la puissance était décuplée par l'énergie du désespoir.C'était comme à la pêche à la ligne de fond.Au lieu de mouliner de haut en bas,il suffisait de le faire de droite à gauche.Les trois turcs tombèrent comme chiffes molles,assommés.Sous le regard incrédule des camarades accourus,alertés par les cris,mon père put alors réduire les trois descendants de janissaires à l'état de brochettes de kebab.Chapeau bas!Tous les soldats français à lacapote bleu-horizon ôtèrent leur casque crênelé à crête de coquelet,tandis que tous les autres turcs s'enfuyaient au cri d'"Allah Akbar";avec des onomatopées qui devaient signifier,malgré leur fatalisme,qu'il était inutile de risquer sa peau face à des soldats chrétiens protégés par Dieu l'Unique et dont les baïonnettes devaient être ensorcelées.Et tout se termina par unebonne lampée de gnole,cet elixir des vainqueurs,à la santé des vaincus

Finalement  il restait peude choses des exloits guerriers demon père,à part l'affaire des trois turcs qui rachetait un peu le calamiteux débarquement des Dardanelles,bientot suivi de son rapatriement àl'Hopital militaire de Constantine qui lui avait laissé de bons souvenirs qu'il aimait bien partager.Il racontait volontiers qu'il y avait reçu,sous les draps de lit,des soins un peu spéciaux d'une bonne soeur infirmière,aprés cette "bonne blessure" qui lui avait épargné la mort glorieuse au champ d'honneur où il avait laissé de bons camarades.Puis il se mettait à parler de tout autre chose sous le regard furibond des "gros yeux" noirs de ma mère qui lui avait ordonné de cesser de parler de soeur Gabrielle.

Mais ily eut plus grave.Un jour où il faisait trés chaud,il déclara que la même canicule enfièvrait le champ de bataille,ce qui révoquait fortement en doute l'attribution à un refroidissement,. de la fameuse bronchite "suspecte",selon les dires de mon père.De là il n'y avait qu'un pas pour rendre tout aussi suspecte sa victoire dans un combat inégal contre des turcs  aux muscles de lutteur et à l'effrayante moustache.Enfin ma perplexité connut un paroxysme lorsque,au hasard de mes lectures,je découvris les aventures de Tartarin,chasseur de casquettes voltigeantes et d'imaginaires lions de l'Atlas.A cela s'ajoutaient certains comportements contradictoires de mon père.Resté non décoré,il méprisait ceux qui voulaient tirer parti de l'accomplissement  de leur simple devoir de français,fuyait comme la peste la commémoration du onze novembre,drapeau déployé,devant l'église,face à la Poste,voyait dans la Marseillaise une chanson malsaine qui exalte la guerre,et pourtant...il ne manqait jamais  d'aller chaque trimestre percevoir sa minuscule retraite du Combattant,cette sorte d'anarchiste passif.

Bientôt,à ma grande honte aujourd'hui,je me suis dit que mon père,plus que pour faire la guerre, était doué pour organiser,à l'occasion  de la fête patronale,le concours de pêche au marbré  où seraient récompensés le pêcheur du plus gros poisson,puis celui du plus grand nombre,enfin celui du plus petit.Je ne pouvais m'empêcher de penser que sa tendance à l'exagération  était déjà dans les gènes de son propre père,un forézien chassé par la pauvreté qui,avant de s'embarquer  pour l'Algérie,avait longtemps séjourné à Marseille,ville de grecs nés menteurs.Aujourd'hui,aprés bien des années,le regrette qu'un simple trou dans sa mémoire  ait pu me faire douter de son récit glorieux et,passé l'adolescence,d'avoir trouvé un peu ridicule sa passion pour la pêche que j'ai reçue en héritage avec tout son matériel.

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